Un fantôme hante une petite fille par le cinéaste espagnol Victor Erice
Je t’ai rencontré dans un village de Castille
alors que les hommes s’entretuaient encore.
Je t’ai vu dans la salle des fêtes de la mairie
au cours d’une séance de cinéma itinérant.
Assise à tes côtés, ta sœur Isabel fixait,
comme tous les spectateurs, l’image en noir et blanc
projetée sur un écran mural par un antique appareil.
Vos yeux furent captés par le récit de ma création
et par les affres que je dus subir avant ma disparition.
Puis tu as vu mes doigts avec des pétales de fleurs
et ma main prendre maladroitement la main
d’une enfant de ton âge.
As-tu pensé que la tuer était en mon pouvoir ?
As-tu pensé que différencier le bien du mal était banal ?
Isabel prétend que je vis dans un esprit.
Mais où se trouve mon enveloppe charnelle ?
Dans Don José, mannequin peint dont la maîtresse
se sert pour vous apprendre l’anatomie humaine ?
Dans la maison abandonnée et son puits
découverts au milieu des champs avec ta sœur
et que tu visites maintenant seule ?
Dans les champignons vénéneux
que ton père t’apprend à reconnaître ?
Dans le vrombissement d’un train sur les rails ?
Dans le bourdonnement des abeilles sur les cadres
des ruches installées dans la maison familiale ?
Dans le chat qu’Isabel tente d’étrangler ?
Dans le corps de cet homme blessé
découvert dans la maison abandonnée
auquel tu apportes une pomme ainsi que
le manteau et la montre de ton père ?
Est-ce que le meurtre de cet homme
est comparable à celui que j’ai enduré ?
Il t’affecte tout autant que mon apparition t’a bouleversée.
Je l’ai vu quand ton père a ouvert la montre retrouvée,
pour faire retentir sa musique
lors d’un petit-déjeuner familial.
Je l’ai vu lorsque ton père est apparu
dans la maison abandonnée alors que
tu t’interrogeais sur la disparition de l’homme blessé ;
si émue, tu t’es enfui en courant à travers champ
jusqu’à t’effondrer au milieu de nulle part.
Et puis, il y a mon visage imagé
en état d’inconscience en reflet
sur une nappe aqueuse couleur charbon ;
et encore, mon corps se mouvant avec difficulté
avant de s’accroupir en face de toi,
ainsi que tu l’avais vu dans le film.
Les as-tu rêvé ces moments alors que ton père
te retrouvait sans connaissance dans l’herbe ?
Avec un tel état de faiblesse qui les a tous alarmés.
À présent alitée, tu refuses d’exprimer
devant ta sœur ce que tu as vécu,
cette expérience si intime d’avoir approché la mort.